Le dessin était à l’honneur entre la fin du mois de mars et le début du mois d’avril avec de nombreuses manifestations qui lui étaient dédiées. L’une d’entre elles, à savoir le salon Drawing Now, m’a permis d’accéder à la crème du dessin d’art contemporain. L’événement qui se tient au sein du Carreau du Temple est majoritairement composé de collections issues de galeries d’art venant du monde entier. Comme vous pourrez le découvrir au fur et à mesure de la lecture, de nombreux styles étaient présents et un œil non averti aurait pu s’émouvoir de certaines pièces. J’ai, comme à l’accoutumée, opéré une sélection des œuvres qui m’ont le plus marqué aussi bien dans leur présentation que dans leur réalisation.
Comme vous l’apercevrez dès la première image, ce sont les artistes émergents qui m’ont dans un premier temps intéressés. J’ai rapidement emprunté les escaliers vers le sous-sol où ceux-ci étaient exposés. Dès le bas de l’escalier, une exposition qui avait pour thème « le dessin contestataire » prenait place dans l’espace face aux deux salles où étaient exposées les œuvres des artistes émergents. Une œuvre de Ernest Pignon Ernest trônait au centre de celle-ci et j’admets qu’elle cannibalisait toutes les autres, à mon humble avis. La dimension de ce dessin et la maitrise de l’artiste amènent toujours les spectateurs à se rapprocher et ses grandes oeuvres rassurent toujours autant qu’elles inquiètent, surtout avec une image comme celle qui était exposée.
Cet homme debout que l’on doit à Ernest Pignon Ernest à l’échelle d’un être humain était l’un des multiples dessins qui étaient exposés dans cet espace. En l’observant ainsi bien encadré et non pas dans un contexte urbain, on a l’impression que l’homme vient d’appuyer sur le bord de la feuille. Ce qu’il faut savoir c’est qu’en fait l’artiste dessine toujours sur des grandes feuilles qui sont ensuite disposées dans la rue, collées contre le mur. Avec ce procédé, l’auteur est considéré par certains comme l’un des pères de l’art urbain. Cette manière de travailler en fonction du contexte et de l’histoire du lieu est en opposition avec cette présentation un peu trop propre. C’est pour cela que je ne peux que vous inviter à voir le site de l’artiste, si vous ne le connaissez pas, pour comprendre la pertinence de son travail.
La Galerie Sator
Cette galerie exposait différents artistes aux styles radicalement différents. Sylvain Ciavaldini proposait un ensemble de dessins et de retouches directes sur des images qui ne sont pas sans nous évoquer un univers proche de Magritte. Les formes géométriques qui se mêlent aux paysages végétaux surprennent au premier regard, jusqu’à ce que l’on en vienne à chercher le lien qui relie ses travaux entre eux.
Avec Nazanin Pouyandeh, on retombe dans une identité graphique que nous connaissons bien et qui fleurit en abondance ces derniers temps sur la toile. Oscillant entre l’image iconique, le monde du tatouage et celui de l’illustration traditionnelle, elle réalise des images riches en détails avec une technique faussement accessible. Le trait est volontairement marqué, les dimensions réduites et les fonds sont dénués d’artifices pour se focaliser sur une image qui n’attend qu’une légende pour devenir pieuse. Un coup d’œil sur son site vous donnera un point de vue plus complet. Et vous apercevrez, par la même occasion, que son habileté lui autorise à manipuler l’huile dans des œuvres d’une plus grande complexité technique.
Ce mur, composé de nombreuses œuvres de Truc-Anh, m’a fait penser au mur d’une improbable famille, dont les portraits juxtaposés incitent à créer une histoire qui les relierait les uns aux autres. En jouant sur ce type de présentation, l’ensemble des pièces gagne en impact visuel. Présentées de manière individuelle, elles n’auraient pas autant marqué ceux qui les observent. Si certains dessins étaient plus précis que d’autres, à une bonne distance l’ensemble de ces esquisses autorisait une appréciation qui ne tenait plus compte de la technique.
Galerie SAPO Drawing
L’une de mes pièces préférées sur ce salon était cet immense diptyque présenté par la galerie SAPO Drawing. Il a été réalisé par Matias Ercole, qui noircit dans un premier temps l’intégralité de sa feuille. Puis, dans un second temps, il effectue de nombreux allers et retours sur son dessin en appliquant de la cire pour faire apparaître les parties blanches. Une œuvre puissante qui vous aspire, sans vous laisser le choix, dans une forme d’obscurité qui ferait passer un tableau de « Soulages » pour une œuvre trop lumineuse.
En s’approchant de la toile, il était possible de voir chaque passage de la main de l’artiste. L’intérêt de cette manière de travailler réside dans cette sensation de voir un trait qui vibre sous vos yeux. Tantôt courbes, droites ou en forme de petite vagues, ces traces laissées par l’absence du noir donnent de la densité et du relief sous une forme qu’il n’est pas courant de voir dans ces proportions.
Galerie Van De Weghe
La nature est une source d’inspiration inépuisable et ici elle s’impose dans une dimension muséale pour faciliter la mise en œuvre d’une technique bien maitrisée. Si vous regardez avec attention le zoom de l’image, vous comprendrez que ce type de tableau n’a de sens que lorsque la dimension devient aussi imposante. Ces deux tableaux proposent une vision différente de l’œuvre présentée précédemment et démontrent à quel point on peut varier des sensations en fonction de la méthode d’illustration. Ici, c’est la lumière qui s’impose et le jeu de hachures disparait au fur et à mesure que vous vous éloignez du dessin. La sensation de voir un croquis géant qui essaie de se faire passer pour une photo est assez percutant pour vous offrir un moment de contemplation simple et efficace.
Le support est aussi noble que le dessin
Papier, métal, carnet, pierre, il n’y a pas un support qui ne soit pas abordé pour aider à la transmission du message. Si certains artistes ont des liens forts (parfois affectifs) avec leur support, il paraît indéniable que celui-ci participe à l’histoire que le dessin raconte au spectateur. Vous n’aborderez pas de la même manière un dessin exécuté sur un ancien plan et un autre sur une pièce de métal découpé. En passant d’une matière à l’autre, on comprend aisément la volonté des artistes exposés. Ils cherchent à nous convaincre que le dessin est bien plus qu’une trace d’une étude préliminaire ou encore une ébauche en vue d’une œuvre plus importante. Le dessin est un art qui a besoin d’être reconnu, au même titre que la peinture, quand bien même dans les faits on accordera plus de valeur à l’un qu’à l’autre.
Galerie Karima Celestin
La galerie proposait des oeuvres de Anabelle Soriano. Des jeux de formes simples et parfois géométriques sur ce qui s’apparente à de la pierre. Ici, j’ai apprécié la démarche qui, pour moi, ressemble plus à de la recherche qu’à une œuvre de salon. Il est clair que par ces choix de matières et de sujets, on n’est pas dans une initiative qui cherche à plaire à tout le monde. En présentant des pièces à contre courant, elle aura au moins eu le mérite de poser son art sous une forme peu conventionnelle dans ce type d’événement.
Galerie Marine Veilleux
Cette série de personnages dessinés et découpés possède un pouvoir attractif assez fort pour vous pousser à vous agenouiller afin de détailler leurs postures et leurs particularités. Une fois face aux personnages de Daniel Otero Torresqui qui sont dessinés recto-verso, vous comprenez qu’ils ont tous la main levée avec un mobile, dans une gestuelle de prise de vue. Une fois la photo prise, j’ai eu la sensation d’être comme l’arroseur arrosé en prenant en photo des personnages qui prennent des photos.
Galerie Melanie Rio
Ce que j’apprécie dans ce type d’événement c’est de voir différentes écoles au travers de différents auteurs. Entre ceux qui vont travailler la figuration aux encres et ceux qui utilisent des crayons en noir et blanc ou en couleurs, cela donne autant de variations que de possibilités de lire des scènes avec des talents différents mais qui parfois se font échos. Comme ici où vous pouvez observer un portrait et la mise en scène d’une femme en plein sommeil. Le cadrage est classique dans un cas comme dans l’autre, rien ne vient évoquer une situation exceptionnelle. Et c’est peut-être justement l’objectif de cet artiste qui souhaiterait que l’on s’arrête pour faire attention à ces moments sans importance. Un peu comme si l’on appuyait sur la touche « pause » pour figer, un instant, le moment présent et prendre le temps de le rendre mémorable.
En plaçant à la suite ce dessin réalisé par un autre artiste, j’ai souhaité vous démontrer comment des auteurs ont choisi de s’intéresser à tout ce qui est jugé inopportun. Un simple jeu de cadres tout droit échappé d’un réseau social connu qui ne suscite aucun intérêt au premier regard. Pourtant, en traitant la figure féminine par le biais de fenêtres informatiques, cela pourrait être la parfaite amorce d’un débat. Le fait de sélectionner la bouche pulpeuse et l’œil de couleur grand ouvert pourrait inviter à réfléchir sur le morcellement de la femme et de sa surreprésentation au travers des réseaux sociaux, par exemple. Pour ce qui est de la technique, le petit format sied bien au sujet. Cependant, dans une foire d’un tel niveau, j’aurais apprécié plus d’originalité dans le support (peut-être un support translucide ?) afin justement d’aller un peu plus loin dans ce qui pourrait s’apparenter à un exercice de représentation.
Dans cette série de dessins en niveaux de gris, ce qui frappe au premier coup d’œil c’est la capacité de l’artiste à suggérer des décors et des paysages que l’on pourrait aisément replacer dans un contexte vidéo ludique. Les personnes accoutumées aux jeux vidéo et au cinéma d’animation auront très certainement la sensation de voir une série de recherches pour des décors de films. En observant avec plus d’attention les dessins, je me suis surtout dit que les frontières deviennent de plus en plus poreuses entre tous les secteurs où le dessin est utilisé comme moyen d’expression. L’efficacité graphique de ces dessins était incontestable, reste à savoir si dans le cas d’une série supérieure à une dizaine d’œuvres, l’artiste pourrait nous surprendre par des formes différentes de celles exploitées ici.
Un magnifique portrait dont le visage semblait vouloir sortir du cadre. Je ne sais pas pourquoi, en regardant ce tableau, j’ai pensé à Dorian Gray. Il faut dire que l’habit, l’attitude, l’expression et le visage légèrement penché vers le bas me donnaient l’impression qu’une âme résidait dans ce dessin. Pour avoir lu certaines critiques sur le fait que les salons avaient tendance à présenter de nombreux « déchets », une chose est certaine : le niveau de réalisation des œuvres dans leur ensemble était très haut.
Si le sous-sol était particulièrement bien loti en terme de dessins, les galeries présentes dans la partie principale du Carreau du Temple n’usurpaient pas la mention « artistes confirmés ».
Artistes ou photographes ?
La photographie n’est plus une simple base documentaire à partir de laquelle on reproduit une scène. Elle est devenue un modèle dans sa capacité à reproduire le réel tout en permettant d’exprimer la personnalité de celui qui saisit l’instant. Que ce soit à l’aide d’un trait précis ou d’un ensemble de hachures qui permettent de créer l’illusion à bonne distance, il est clair que beaucoup d’artistes se jettent corps et âmes dans des reproductions fidèles de scènes du quotidien, sublimant la banalité via leurs traits. Certains artistes travaillent sans relâche le thème de la nature en créant des œuvres surdimensionnées dont on ne sait plus vraiment s’il faut saluer la maitrise technique, ou bien le courage dont il a fallu faire preuve pour remplir ses mètres carrés de papier. Devant certaines œuvres, je ne cache pas que je me suis demandé si je n’étais pas en face d’une démonstration de savoir faire d’artiste muraliste. Pour, au final, me laisser porter par le foisonnement de talents qui vous remplit la tête et vous propulse, une fois rentré chez vous, soit devant votre table à dessin, soit devant un catalogue à la recherche de l’œuvre qui viendra habiller ce mur un peu trop blanc de la salle à manger.
Galerie Suzanne Tarasieve
J’ai rarement eu l’occasion d’apprécier des dessins mettant en scène des lieux dévastés de cette qualité. La question que je me suis posée en regardant cette œuvre c’est si elle avait été créée in situ. Jean Bedez a parfaitement su capter l’atmosphère de cet environnement voué à disparaître tôt ou tard.
Galerie Particulière
Anthony Goicoela met en scène des images qui semblent directement sortir d’un univers onirique. Et l’image ci-dessous qui possède très peu d’emprise sur la feuille est justement comme l’empreinte d’un rêve. Le vide et l’ajout de blanc participent à un effet que l’on peut obtenir en photographie via un procédé de solarisation. Le flottement du visage et les rares traces de noir permettent à cette esquisse de s’imposer naturellement sans avoir besoin d’un décor ou d’une mise en volume plus poussée.
Galerie Kuckei + Kuckei
Dans cet immense dessin au format carré, l’artiste a joué la carte du dépouillement autant que celle de la minutie. De nombreux détails viennent composer une scène dont le traitement graphique évoque un travail de gravure.
Joe Biel – Compound – 2007 Watercolor, Colored Pencil and Graphite on Paper 80 x 82 in.
Galerie Mitterand
L’écriture graphique de l’artiste Chourouk Hriech dans cette série emprunte beaucoup au dessin d’architecture. Au niveau du tracé, vous pouvez noter que l’artiste travaille avec une ligne claire, ce qui accentue l’esthétique architecturale de son œuvre. Les larges aplats de noirs, la géométrisation des formes et le choix de cette perspective rigide et technique… tout évoque l’univers des dessins de conception d’un autre temps. Le principal élément qui nous permet de ne pas attribuer ses dessins à un cabinet d’architectes est la large part de recherche sur les formes qui s’étendent en grande partie sur les dessins. De nombreuses formes géométriques se répètent et s’assemblent puis elles viennent s’assimiler avec des formes plus organiques. Le tout est assemblé avec un dessin sous-jacent plus proche du réel. Toute cette alchimie accentue la sensation de voir un dessin dont le secret de fabrication se dissimulerait dans l’imbrication des plans. Il en résulte une empreinte en noir et blanc assez poignante pour vous pousser à y regarder de plus près.
Galerie Backer Strasse
Impossible pour moi de ne pas remarquer le travail d’Irina Gergieva. Son approche discrète du dessin parmi toutes ces immenses œuvres attire l’œil autant qu’il provoque l’interrogation. Ses dessins, placés les uns à la suite des autres, créent une logique narrative qui nous interpelle sur le rôle de cette petite fille tout droit échappée d’une œuvre cinématographique. Les codes du dessin contemporain côtoyant ceux de la BD, on se surprend à chercher la suite sur un stand où seules ces quelques images nous donneront un avant-goût du talent de l’artiste. Pour en voir plus sur l’auteur, cliquez sur ce lien.
AD Gallery
Dans cet immense dessin aux couleurs surprenantes, parler de minutie serait trop banal. Attachons-nous plutôt dans un premier temps à la composition. Elle nous offre une fausse symétrie amenant doucement notre cerveau à jouer au jeu des sept erreurs. Plus vous vous concentrerez pour voir les différences entre la partie droite et la partie gauche, et plus vous oublierez la présence des plans successifs qui ajoutent à la difficulté de percevoir ce qui est au premier plan de ce qui est au second. La figure centrale monumentale et grotesque me rappelle des illustrations japonaises où Godzila déambulait dans les rues en détruisant tout sur son passage. Les nombreuses références qui s’entremêlent ne parviendront pas à masquer les personnages qui s’affairent à éteindre ce brasier de symboles qui s’enflamme autant par la couleur que le coté grotesque de cette scène. Une pièce hors norme où un simple zoom vous aidera à juger de la complexité et de la variété des motifs représentés.
Elias Kafouros – The New York St George Experiment 152x112cm
Galerie Römerapotheke
Cette galerie proposait différents artistes dont les genres étaient assez complémentaires. Avec Nanne Meyer, par exemple, qui dessine ses figures directement sur des plans en jouant sur un effet de juxtaposition de personnages. En reprenant parfois le tracé de la cartographie existante, elle nous propose une sorte de géographie de l’imaginaire.
Eva Grun reprend des plans avec lesquels elle possède un lien affectif (ils ont appartenu à un membre de sa famille) et dessine elle aussi directement dessus. En prenant pour appui un support dont la patine apporte déjà une valeur ajoutée, elle s’attache à représenter des scènes parfaitement identifiables et parfois certaines références sautent aux yeux. A l’image de ce bateau échoué qui a couvert une partie de l’actualité en son temps.
Bernard Chauveau Editeur
Philippe Favier nous propose une série des plus intrigantes. Les fragments de verre sur lesquels s’articulent des dessins de petites tailles accompagnés d’inscriptions nous évoquent autant l’univers du conte que celui de l’archéologie. L’espace d’un moment, j’ai eu la vision « d’une pierre de rosette » que l’on aurait brisée en mille morceaux. Chaque pièce est soigneusement présentée et étiquetée comme dans un cabinet de curiosité. La présentation de l’ensemble de cette collection amenait une atmosphère historique, digne d’un retour d’expédition. En observant plus précisément les pièces, on se demanderait presque si on ne cherche pas à nous raconter une histoire légendaire qui ne se révèle uniquement qu’à ceux qui font l’effort de suivre le parcours de chacune des œuvres présentées.
Quelles sont les limites du dessin d’art contemporain ? A partir de quel niveau d’intervention sur un support comme une carte postale pouvons-nous parler de dessin ? Une altération, un embellissement, un collage, un effacement sont autant d’actions qui ensemble sont des actes créatifs. Peuvent-ils justifier le qualificatif d’art contemporain ? L’intérêt dans ce type d’œuvre c’est que justement elles ouvrent non pas un, mais plusieurs débats et déchainent les passions sur la part artistique et symbolique d’une œuvre. Est-ce le contexte de la galerie qui la rend intéressante ? Alors que nous saluons un retour du savoir faire, je vous laisse seul juge de l’intérêt de ce genre d’œuvres qui, au vu des réactions sur mon compte Instagram, n’a pas laissé indifférents de nombreux internautes.
Galerie Lelong
D’autres dessins d’Ernest Pignon Ernest étaient visibles au sein du salon. Cette fois-ci, une photo était présentée pour montrer la réalité de l’œuvre dans son contexte urbain.
Le salon Drawning Now ne se limitait pas au Carreau du Temple. Une exposition à l’observatoire du BHV permettait d’accéder aux œuvres de Cathryn Boch. Celle-ci était la lauréate du prix Drawing Now. Et comme pour achever cette expérience multi-sensorielles du dessin, je conclurai ce billet par quelques images de son exposition… en vous laissant réfléchir à toutes ces manières de vivre, de voir et de se représenter le dessin.
MERCI ANTOINE