J’ai pour habitude de sélectionner toutes mes lectures, mais parfois il m’arrive de tomber par le plus grand des hasards sur un livre que je n’avais pas l’intention de lire. C’est exactement ce qui s’est passé avec cet ouvrage « L’art jusqu’à la folie » d’Alain Vircondelet.
En apercevant les noms de Camille Claudel, Séraphine de Senlis et d’Aloyse Corbaz, je me suis demandé comment l’auteur avait choisi d’amener son discours pour traiter de ces trois grandes figures de l’art. Depuis le temps, vous connaissez mon mode de fonctionnement. Un imprévu amène souvent un article qui n’était pas planifié et vous en apercevez donc ici le résultat.
Alain Vircondelet nous emmène à travers ces trois portraits à découvrir la création sous un angle différent : celui de la folie. Comment la créativité d’un auteur peut être nourrie par un état d’instabilité psychique ? Comment la pratique artistique peut contenir des émotions contradictoires et des sentiments violents ? Ou encore, comment la vie dans un centre d’internement peut permettre l’éclosion d’un talent, en le conditionnant pour l’équilibrer au rythme de la production de dessins ? Toutes ces interrogations seront abordées par le biais de récits qui, de par leur complémentarité, dressent une vision claire et efficace des artistes et de leur état psychique.
En prenant soin de mettre en place méthodiquement un contexte historique et artistique, Alain Vircondelet nous permet de bien comprendre ce que chacune de ces trois femmes a apporté aux arts, à leur manière. Et dans le même temps, pourquoi elles n’ont pas pu jouir à leur juste mesure du fruit de leurs travaux. Apportant comme il se doit de nombreuses anecdotes, l’auteur nous offre assez de matière pour nous forger une opinion sur ces trois destinées.
Camille Claudel / 1864 – 1943
On a beaucoup écrit sur Camille Claudel. Trop pour certains, pas assez pour d’autres. Par contre, le sentiment laissé par l’appréciation de sa vie est pour tous le même : un profond sentiment d’injustice. Camille a voué une partie de sa vie à la création d’œuvres d’art mémorables. Elle était comme sous le joug d’une agitation extrême qu’elle a transmise dans la matière. Passionnée et passionnante, la jeune sculptrice est rapidement remarquée. Cette force vibrante que l’on sent encore dans ses sculptures ne laissera pas insensible Rodin qui verra en elle son pendant féminin.
Cependant, leur relation qui continue aujourd’hui à fasciner les scénaristes de films n’en est pas pour autant cinématographique. Le prince charmant de par sa situation, son statut et son engagement auprès d’une autre femme ne peut vivre cette histoire de manière conventionnelle. La passion de Rodin pour Camille n’aidera pas non plus l’artiste à s’épanouir dans les meilleures conditions. Ce talent qui habite Camille s’accompagne d’une psychose qui attend patiemment son heure.
Elle fut inlassablement assimilée, associée à celui qui la marquera pour le meilleur et pour le pire toute sa vie, sans le sceau du mariage. Camille finira par montrer ses premiers signes de rupture de par sa tendance à détruire ses propres œuvres. Malgré les allées et venues d’un Rodin qui lui avouera sous toutes les formes son admiration et son amour, Camille ne résistera pas longtemps aux assauts d’une maladie qui la laisse sans repos.
Exister en tant qu’artiste avec influence était plutôt perçu, pour les femmes, comme vivre sous l’influence de quelqu’un. Ce quelqu’un a pris les traits d’un maître, d’un amant, d’un ogre et pour finir d’un monstre. Sombrant dans une folie qui fait encore débat de nos jours, elle n’a eu de cesse de clamer sa libération. Internée pendant une trentaine d’années, elle n’aura souhaité qu’une chose, qu’on la laisse vivre sa vie loin de ces instituts dont la seule issue était plus sombre que l’entrée.
Le portrait de Camille Claudel est dépeint sans chercher à recomposer la réalité. Le livre est jonché de références amenant une histoire moins cinématographique et plus juste. Le rôle de chacun des protagonistes de l’histoire nous permet de mieux comprendre aussi le comportement de la sculptrice. Elle a vécu avec ce talent hors norme, à une époque où la place des femmes ne donnait point lieu aux débats que l’on connait aujourd’hui. Si je ne devais retenir qu’une seule phrase, ce serait celle-ci : « Le temps remettra tout en place »
Séraphine de Senlis / 1864 – 1942
C’est une vie d’artiste tout aussi passionnante que la précédente et surprenante quant à ses détours. Une vie au cours de laquelle la dimension religieuse est si puissante qu’elle en viendra à guider des mains sur de nombreuses toiles. Séraphine, qui se baptisa « Séraphine de Senlis » (en référence à la ville du même nom), va vivre une solitude choisie et organisée autour des saints et des messes religieuses. Persuadée un temps que sa vie doit s’aligner sur ses croyances, elle entendra un jour des voix qui lui indiqueront qu’elle doit peindre. C’est ainsi que toute son énergie spirituelle va prendre forme dans la réalisation d’œuvres d’art.
Une rencontre providentielle avec le collectionneur d’art allemand Wilhelm Uhde, l’amènera vers d’autres cieux. Malheureusement assez rapidement, l’histoire prendra le relais et la guerre (1914-1918) contraint le bienfaiteur à quitter la France en urgence. Il fera ainsi partie malgré lui d’un processus de révélation. Point d’apparition divine, mais plutôt le développement d’un comportement de plus en plus inquiétant. La vie de Séraphine est loin d’être linéaire et connaitra de nombreux sursauts pour ne finalement jamais se stabiliser. Et ce, malgré le retour de l’ange gardien qui essaiera de l’amener à se développer encore. Cela était sans compter sur les symptômes d’une psychose qui finira par prendre le dessus.
Si elle était connue pour parler aux arbres et pour passer du temps dans la nature, ses derniers agissements démontraient clairement une attitude qui ne pouvait relever que du champ psychiatrique. Les fleurs et leurs lumineuses compositions florales ont laissé place à des divagations et des comportements sans équivoque. La frénésie créative qui l’avait habitée, la laissant endormie à même le sol sur ses grandes toiles n’est plus. Les restrictions communes aux établissements psychiatriques, comme dans le cas de Camille Claudel accélèreront un processus de mise à mort programmée. Une maladie incurable mettra fin à des années d’errance au milieu de condamnés laissés pour compte. Séraphine et Camille partageaient plus de points communs qu’on ne pouvait l’imaginer. L’internement dans les deux cas de figure a scellé des talents et laissé s’effondrer des rêves de grandeur.
Aloïse Corbaz / 1886-1964
Aloïse Corbaz est le dernier portrait dans cette présentation d’artistes atteintes de folie. La nuance, et elle sera de taille avec les deux autres, est qu’Aloïse a été internée dans un établissement Suisse. Elle a bénéficié d’un accompagnement et fera l’objet d’étude de différents spécialistes. De ce fait, non seulement elle a pu s’adonner à la création durant son internement, mais surtout elle ne souffrira pas comme les autres d’une sensation d’abandon qui aurait pu l’empêcher de créer à nouveau.
Sa durée d’internement (plus de 40 ans) a été si longue qu’à l’échelle d’une vie on peut concrètement dire qu’elle y a passé la majorité de son existence. Ce troisième et dernier portrait achève, comme il se doit, un éventail d’artistes qui ont dû lutter de différentes manières avec un état psychique qui finira par balayer tout le reste.
Conclusion
Le livre est dans son ensemble écrit avec une tonalité assez juste pour maintenir votre intérêt de bout à bout. Son rythme soutenu permet de ne pas éprouver de lassitude au bout de quelques pages. Vous n’aurez aucune difficulté à visualiser et comprendre les différents contextes historiques évoqués au fil du livre. Les portraits sont tous intéressants au plus haut point et mériteraient d’être étudiés en cours d’histoire.
Ne serait-ce que pour aborder le traitement des malades internés durant la seconde guerre mondiale. Un cas de figure unique en France durant lequel des hommes et des femmes étaient tout simplement laissés à l’abandon. S’il est difficile de s’imaginer les conditions de vie dans les hôpitaux psychiatriques, ce n’est pas le cas des restrictions alimentaires qui ont provoqué une hécatombe amplement prévisible. Suite à cette politique de désengagement au sein des établissements spécialisés, on estime à plusieurs dizaines de milliers de patients morts de malnutrition. On peine à croire que Camille Claudel et Séraphine de Senlis furent victimes de cette politique en fin de vie…
J’ai dévoré cet ouvrage en me plongeant dans ces histoires, recoupant par la même occasion certaines informations en me renseignant sur Internet. Si certains rares passages sont des interprétations de l’auteur, d’autres textes et citations sont parfaitement vérifiables et ne se prêtent à aucune remise en question.
Ce n’est pas forcément la lecture estivale que vous attendiez, mais ce livre a toute sa place dans une bibliothèque artistique. Il pourrait amener des réflexions d’un autre ordre sur les conditions de la création, la notion d’inspiration divine ou encore sur les sujets de création en état de transe. J’ai pu lire ce livre en version électronique et je juge souvent un ouvrage à la quantité de surlignage et de signets. A la vue des nombreux repères que j’ai positionnés, je peux clairement dire que c’est un livre à lire maintenant où dans les semaines à venir. Ne vous laissez pas impressionner par son titre, vous passeriez à coté d’une lecture essentielle. Vous pouvez lire un extrait du livre en cliquez ici.