La présentation du dernier Cybertruck de Tesla a interpellé une grande partie du monde. Que l’on soit Designer ou non, son esthétique n’a pas fini de provoquer des réactions tant elle divise. Et pour cause, résumer un véhicule à sa plus simple expression n’est pas un fait coutumier dans la production automobile. Toutefois, Elon Musk n’est pas connu pour avoir des positions conventionnelles dans l’industrie de manière générale. Afin d’apporter mon point de vue sur le Cybertruck, je vais évoquer avec vous 5 points clés, pour aborder cet O.R.N.I (objet roulant non identifié) comme il se doit.
Le véhicule sous différents angles
1 – Les premières réactions suite à la présentation du Cybertruck
Dès les premières minutes, on a vu fleurir sur le web tout un ensemble d’illustrations plus ou moins cyniques. D’ailleurs, à l’heure où j’écris ces lignes, nombreux sont ceux qui pensent toujours qu’il s’agit d’une blague. Ce sentiment a poussé des internautes à tourner en dérision le style du véhicule. C’est pourquoi on peut trouver des comparaisons allant des jouets aux dessins d’enfants. Et puis naturellement, on a vu les plus sérieux accorder une sorte de paternité au projet Karin de Citroën.
Le réflexe est compréhensible puisque cet ancien prototype de Citroën (présenté en 1980) est de forme triangulaire. Malgré tout, comme vous pouvez le voir sur la photo ci-dessous, les courbes sont belles et bien existantes contrairement au projet de Tesla. Alors avant de s’attaquer au Design, analysons dans quel contexte cette automobile prendra ses marques.
De prime abord, on ne peut nier que l’esthétique du Cybertruck est choquante. Dans un pays comme les Etats-Unis, le choc est d’autant plus grand que l’automobile est vécue comme une religion. Je ne vais pas faire ici un cours magistral sur l’automobile et son implication dans la société américaine. Je résumerai simplement mon propos en disant que l’on touche à du sacré en parlant d’automobile là-bas. En souhaitant amener une proposition différente avec son Cybertruck, Elon Musk a surtout « cassé » internet.
Le Cybertruk, une automobile culturellement incompatible avec l’occident ?
À l’annonce de la sortie du véhicule, certains se sont tout de suite projetés avec ce véhicule dans nos rues. Cependant, le marché du pick-up en Europe n’a rien à voir avec le marché aux États-Unis. Notre culture automobile est à des années lumières de celle des Américains. La tendance Européenne vise à diminuer le nombre et la taille des véhicules au sein des villes, alors qu’il en est tout autrement outre-atlantique. Nous avons beau partager des éléments de « pop culture », les mentalités Française et Européenne s’accordent de moins en moins avec la vision Américaine.
Au-delà de cet aspect culturel, notre urbanisme n’est pas taillé pour des véhicules de ce type. En France, comme dans d’autres pays, nous n’avons pas aménagé nos espaces urbains pour l’automobile, mais plutôt autour des hommes et de leurs activités. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment les véhicules utilitaires ont de plus en plus de mal à circuler et stationner en ville. Alors, il est clair que si l’on croise un Cybertruck en France, ce sera plutôt dans un contexte où il sera véritablement utile.
En tout cas, depuis la présentation du Cybertuck les articles ne cessent de s’enchainer et de pointer ses caractéristiques. À défaut de pouvoir se rattacher à son style, la presse tente de se convaincre de la pertinence du projet. Sur le papier il a tout pour plaire, mais pouvons-nous vraiment dire « amen » à un concept aussi brut ? Pour cela il faudrait peut-être se pencher aussi sur le public visé par ce type d’engin.
2 – À qui s’adresse vraiment ce véhicule ?
Il y a un détail que de nombreuses personnes oublient concernant Elon Musk. C’est qu’il vit dans un pays qui est objectivement terrifiant. Pour rappel, les armes sont en vente libre dans la majorité des états. Et ce pays détient le triste record du nombre de tueries de masse par an. À cela s’ajoute cette peur d’un effondrement qui gagne du terrain au sein de la Silicon Valley. Et celle-ci pousse les plus fortunés à s’équiper en Bunker, matériels de survie et naturellement en véhicules transformés.
Un véhicule adapté aux peurs des temps modernes
Les Américains se préparent régulièrement à la fin du monde. Il leur est donc possible de trouver tout l’équipement nécessaire, pour faire face aux conditions extrêmes. Avec les récents événements écologiques et politiques, proposer un véhicule de ce type n’est pas une mauvaise idée en soi. Faire la démonstration du blindage a un objectif bien précis. Elon Musk souhaite indiquer que son véhicule est prêt au cas où… Car de vous à moi, combien de tueries de masse ont eu lieu sur des chantiers américains ? On voit bien que la démarche ici est avant tout de prôner une solidité à toutes épreuves. Et dans une Amérique qui s’inquiète proportionnellement chaque année, la présentation a dû convaincre n’importe quel survivaliste.
Un « véhicule image » parfait pour « Early Adopters » à la recherche d’une auto statutaire
À l’époque, des stars comme Arnold Swarzenegger circulaient en Hummer (véhicule militaire) avant que l’on vienne à vous vendre des SUV en masse. De nos jours, la firme a disparu à cause (en partie) d’un virage électrique mal maitrisé. Mais la tendance s’est parfaitement insérée dans le paysage automobile. C’est dans ces conditions que l’on peut aussi percevoir le Cybertruck comme un « véhicule image ». C’est-à-dire, une automobile pour des jeunes (Geeks), qui souhaiteraient rouler en se donnant bonne conscience. Conduire dans un gros 4×4 qui consomme du 20 litres au 100 km n’est plus compatible avec des attitudes de jeunes urbains écologistes. Alors que là, on vous propose de rouler « propre » et de charger gratuitement votre véhicule sur des bornes en 15 minutes.
J’en veux pour exemple un célèbre influenceur américain qui, non content d’avoir précommandé un roadster à 200 000 dollars, nous explique qu’il n’a pas besoin d’un Cybertruck, mais qu’il en a commandé un quand même… Si vous regardez des vidéos de présentation du véhicule, vous verrez toute une catégorie d’influenceurs prêts à rouler différemment. Voilà bien une cible qui est aussi visée par ce type d’automobile. On est d’un coup bien loin du fermier américain qui chargerait sa motocultrice dans la benne. D’ailleurs Elon Musk nous a fait le coup d’un « one more thing ». Et pour cela il a mis en scène l’arrivée d’un quad qui est venu se loger dans la benne…
L’armée pourrait être aussi dans le viseur
Aux Etats-Unis, les sociétés privées essaient régulièrement de proposer des concepts et des produits à l’armée américaine. Start-up ou grosse entreprise, chacun essaie de s’attirer les faveurs d’un secteur dont le budget de recherches en développement ne baisse jamais. Pour preuve, il suffit de se souvenir de l’entreprise Local Motors qui avait appelé à participer à la conception d’un véhicule pour D.A.R.P.A. (Defense Advanced Research Projects Agency). Imaginez un peu comment l’armée a perçu un véhicule silencieux, spacieux, blindé avec une autonomie record malgré son poids. Il m’est d’avis qu’un exemplaire du Cybertruck est déjà chez eux.
3 – L’entreprise
Depuis un moment, j’ai l’impression que Tesla cherche de plus en plus à nous vendre des batteries, et par extension un écosystème plus que des véhicules. Une société automobile cherche à s’insérer dans une histoire et met en place une identité esthétique qui obéit à une logique. Sur le plan du Design, les choix de Tesla n’ont jamais brillé par leur originalité. La planche de bord du Cybertruck a dû traumatiser l’ensemble des départements couleurs et matières du monde entier.
La société a toujours souhaité bouleverser les normes et renverser la table en quelque sorte. Dans ce cas de figure, je vois surtout de la nostalgie emballée dans une étude de marché. À ce rythme, doit-on s’attendre à une Delorean Tesla ou encore à une Batmobile Tesla ? Une automobile s’insère dans un tissus urbain, mais elle doit être avant tout au service d’un usager plus que d’une idéologie. Avec le Cybertruck, j’ai la sensation que les clients seront surtout les « porte-drapeaux » d’une vision pro-américaine de l’automobile.
On peut reconnaitre une politique similaire à Apple qui vise à imposer des choix, sous prétexte d’évolution. Nul doute que les gens s’adapteront, mais il est clair qu’Elon Musk ne cherche plus à faire dans la dentelle. Nous sommes face à une entreprise qui tente de nous dire : « ceci est le futur, achetez-le ! » Nous aimerions y croire, moi le premier. Cependant, je peux vous assurer que nous sommes plus proche du passé que du futur.
4 – L’inspiration
Dessiner des automobiles de manière angulaire est une ancienne tendance. Celle-ci est devenue un poncif qui vise à produire un « effet wahou » en simplifiant des lignes. Cet engouement revient de manière cyclique à chaque fois qu’il est question de « disrupter » l’automobile. On a pu le voir avec la « Lo Res Car « de Rem Koolas, comme le montre la photo ci-dessous par exemple.
La société Tesla parle volontiers de Blade Runner pour l’inspiration. Soyons sérieux deux minutes ! C’est Syd Mead qui était le Designer responsable du Concept Design sur le film. Assimiler cette automobile à son talent a dû en faire tousser plus d’un. (Vous pouvez d’ailleurs lire l’article sur son dernier livre en cliquant ici).
Si nous devions véritablement analyser les inspirations du Cybertruck, il faudrait se replonger dans des archives automobiles datant des années 60 aux années 70. Le public va découvrir durant cette période un ensemble de véhicules originaux et radicaux. Tant et si bien que ces concepts servent encore aujourd’hui de base à de nombreux Designers. Je ne vais pas en faire une liste formelle, mais je tiens à glisser le véhicule ci-dessous, par exemple. Ce n’est pas le prochain concept de Tesla. C’est la Maserati Boomerang présentée en 1971, il y a donc 48 ans… J’aurais pu vous présenter la Ferrari Modulo ou encore la Lancia Stratos Zero mais je pense qu’avec ce modèle vous avez toutes les clés pour saisir mon propos.
5 – Une vision plus traditionaliste qu’on ne le pense
Donner un aspect futuriste à une automobile est plus simple qu’il n’y parait. Il suffit de s’absoudre des règles et des normes classiques pour imposer un style. Enlevez des rétroviseurs, des clignotants, faites des phares en ligne, ajoutez un écran plat à l’intérieur, et mettez une ouverture de portes spectaculaire, et voilà !… Bref, c’est une vision volontairement caricaturale, mais pas très loin de la vérité. Le futur est perçu depuis des années de la même manière. C’est-à-dire que tous les prototypes partagent des caractéristiques communes qui s’étendent des vitres aux roues. Ici, Tesla n’échappe pas aux clichés et les renforce en supprimant le style au profit du concept à l’état pur.
Seulement nous sommes des êtres humains. Dans un monde de robots, un tel véhicule serait parfait. Dans un monde où nous utilisons nos sens quotidiennement, cette voiture est un non sens. Elle n’apporte rien sur le plan esthétique, puisqu’elle reprend des clichés de voitures dites futuristes. Elle n’apporte rien sur le plan intellectuel, puisqu’elle ne porte aucune direction stylistique crédible et reproductible. Le New Edge Design qui voulait rompre avec le Bio Design a permis de marquer une véritable rupture dans le monde automobile. Alors qu’ici en termes de philosophie Design nous revenons purement et simplement 50 ans en arrière. Ceci dit avec une précision de taille, à cette époque on cherchait un style visuellement harmonieux, alors qu’ici on nous impose une vision anachronique du futur.
Pour balayer les critiques concernant son style, on nous vante des coûts de production réduits permettant ainsi d’accéder à un véhicule moins cher. Sauf qu’avec ce genre de raisonnement, on pourrait voir des « Maisons Tesla » qui ne seraient que des containers… Après tout, c’est moins cher qu’un habitat traditionnel non ?
A-t-on déjà vu des propositions esthétiques intéressantes compatibles avec ce type de véhicule ?
Si vous souhaitez voir une réflexion sur l’esthétisme angulaire poussé à l’extrême, je vais vous donner deux anciennes références. Le concept car Zen d’Isuzu, par exemple, présenté en 2001 proposait de transformer l’intérieur du véhicule en espace japonisant. Vous pouviez ainsi méditer dans une zone à l’abri et en dehors de chez vous. Sur le plan du style et de la symbolique, c’est peut-être l’un des meilleurs exemples d’anticipation des attentes des usagers. Il suffit de voir le nombre de prototypes et de projets qui intègrent l’idée de faire évoluer l’espace intérieur en habitat.
Ma seconde référence est le concept Koleos de Renault. Il fut un temps où le Design chez Renault influençait le monde entier. Le Koléos a synthétisé une approche architecturale et non conventionnelle dans le monde du tout terrain. Les courbes des vitres qui se répercutent sur les flancs sont d’une justesse inégalée. Plus la ligne d’une auto comme celle-ci parait simple et plus le travail volumique est complexe. Les courbes de ce véhicule en ont fait un exemple de maitrise sculpturale dans le domaine du Design automobile.
Comprenez bien qu’en ayant baigné dans un environnement où les concepts ont cette qualité, on ne peut être que difficilement enjoué par le Cybertruck. Cependant, puisqu’il faut le comparer avec ce qui est disponible ou bien en passe de l’être, regardons ensemble la concurrence.
Les différentes typologies des véhicules électriques de cette catégorie
Ce qui est disponible aujourd’hui et qui sert de référence dans la catégorie des pick-up aux Etats-Unis, c’est le Ford F150.
Ce que Tesla nous propose : le Cybertruck
Le B2 de la société Bollingher
Le RT1 de la société Rivian
Le projet Rivian est à ce jour le véhicule le plus proche de celui de Tesla, en termes de spécificités techniques. Tout le monde a les yeux rivés sur ce qui semble être l’un des futurs combats commerciaux les plus attendus. Et si Tesla ne s’inquiète nullement de la concurrence, c’est peut-être aussi lié au départ fulgurant des commandes enregistrées jusqu’à présent.
L’engouement qui se généralise va-t-il mettre à mal toutes les critiques ?
Avec 200 000 Cybertrucks pré-commandés à ce jour, les plus enthousiastes parlent déjà d’un succès. Pour vous donner une échelle de comparaison, c’est autant de pré-commandes que de voitures électriques vendues en Europe… cette année. Concrètement, si les commandes se maintiennent, on peut effectivement parler d’une réussite sur le plan commercial. Il ne reste plus qu’a espérer que le cours de l’action de Tesla ne subisse pas plus de perte, comme c’est le cas depuis la révélation du projet… Il faut croire que les actionnaires sont moins enthousiastes que les Youtubers.
Conclusion
D’après moi, il n’y a pas à débattre longtemps de l’esthétisme « brutaliste » du Cybertruck de Tesla. Je perçois son style de la même manière qu’une sculpture dite contemporaine. Une sorte de manifeste personnel de la part d’Elon Musk, qui ne viserait qu’à envoyer un message clair : peu importe ce que l’on fera, on arrivera à vous le vendre.
La disruption n’est pas forcément là où l’on l’attendait. Je suis toujours dans l’attente d’une prise de position esthétique innovante et moins conventionnelle. Tout comme plus de transparence concernant les données collectées et leur utilisation dans l’avenir. Pour rappel, Tesla peut augmenter votre autonomie à distance… Cela en dit long sur le pouvoir que l’on aura sur des véhicules autonomes dans les années à venir. Et quand on sait qu’une « Gigafactory » vient d’ouvrir en Chine, on imagine déjà comment seront traitées les données là-bas…
Enfin, n’oublions pas qu’une automobile, aussi évoluée soit-elle, passe aussi par la possibilité de changer ou de remplacer ses composants. Des groupes actifs d’utilisateurs de Tesla ont des demandes claires et concrètes. Et celles-ci ne génèrent toujours pas de retours positifs. Peut-être que la vraie disruption passerait par la possibilité d’écouter les utilisateurs actifs et d’appliquer leurs recommandations… comme le ferait une véritable marque automobile.