« Comment l’inanimé devient-il animé ? Comment l’homme instaure-t-il une relation insolite ou intime avec des objets ? Un groupe d’anthropologues s’est penché sur ces questions, à l’heure où notre conception de l’humain vacille et que ses frontières ne cessent d’être repoussées. »
L’extrait de texte ci-dessus présentait une bien intrigante exposition qui a pris fin le week-end dernier. Je dois avouer qu’en l’espace de peu de temps Le Musée du Quai Branly est devenu l’un de mes lieux de prédilection dans Paris. Comment ne pas être enthousiaste face à ce sanctuaire qui cumule les expositions aux thématiques si inspirantes. L’exposition « Tatoueurs Tatoués » il y a deux ans, que vous pouvez retrouver en cliquant ici. L’exposition « The Color Line » qui est en cours d’écriture, et enfin celle-ci « Persona », qui met en lumière notre relation avec les objets de toutes natures et de différentes cultures.
Utilisant tous les types de supports, l’exposition commençait par la diffusion de cette vidéo, elle dure 3 minutes environ.
Au premier instant, une obscurité quasi mystique vous introduit dans un monde où la moindre image, le moindre objet, vous plonge immédiatement dans de nombreuses interrogations. Les objets primitifs côtoient des œuvres plus contemporaines, comme les dessins de Moebius. Des sculptures anciennes de toutes tailles évoquent notre relation avec le sacré, le divin ou encore les cultes censés intervenir sur notre état de santé.
Cette pierre à magie (nuage de pierres) qui côtoie un dessin de Moebius était utilisé par les Kanaks pour invoquer la pluie.
Cette pierre monolithe qui représente un buste provient d’Indonésie.
Il n’est pas vraiment étonnant de voir un auteur comme Moebius dans une telle exposition. Il faut dire que son engouement pour « l’envers du décor » et ses dessins réalisés en « état de transe » l’ont amené à exprimer des formes inédites, vivantes et surtout hors normes. Pour rappel, avant sa mort, on avait pu voir toute l’étendue de son talent dans une exposition à la Fondation Cartier, baptisée : Transe Forme.
Il était donc possible de voir aussi quelque chose d’insignifiant et pourtant de terriblement rare, une impression 3D d’un dessin de Moebius. Sans importance de prime abord, cette maquette permet aux auteurs de BD (et à d’autres) de comprendre l’importance d’aller à la rencontre d’expos diverses et variées. C’est justement en voyant ce type de réalisation que l’on mesure le potentiel de création et d’inspiration d’expositions atypiques. Chacun y verra son intérêt. Personnellement, j’ai noté cette pièce quelque part dans mon carnet de notes.
Un espace spécifiquement aménagé exposait ce triptyque monumental. Si l’on doit la composition originale de l’œuvre à Jérôme Bosch, l’artiste anglais Wolfe Von LENKIEWICZ nous livre ici une réinterprétation haute en couleurs de cet ensemble connu sous ce nom : « le jardin des délices » . Cette version foisonne elle aussi de détails, de scènettes et de personnages hors norme. A l’image des peintures dont il s’inspire, l’artiste n’hésite pas à recréer en modifiant ici et là des situations sans que cela vienne à nous perturber. Le plus dérangeant est sans aucun doute la confusion que l’on peut exprimer en observant les tableaux de loin. En se rapprochant, les choix esthétiques trahissent l’époque contemporaine durant laquelle le tableau a été réalisé. Malgré tout, le bonheur reste le même que si l’on avait été confronté à la création d’origine. On se délecte ainsi de toutes ces séquences qui tournent les unes autour des autres comme une fresque sans fin. Il faut du temps pour en faire le tour et surtout un zoom pour y lire tout ce qui s’y passe.
C’est avec ce genre de figures modernes (dans leur traitement) que l’on comprend que l’œuvre a été réalisée récemment.
ELIZA est le premier programme qui, de par son fonctionnement, a permis de concrétiser les prémices de l’intelligence artificielle. Sur la base d’une série de questions, le logiciel est capable de vous pousser à discuter, tout en vous faisant croire que vous êtes en dialogue avec un véritable interlocuteur. Simulant ainsi une discussion avec un psychothérapeute, la personne qui utilisait le logiciel voyait ses réponses reformulées en questions. Le programme a si bien leurré certaines personnes, que l’on parle depuis d’Effet Eliza. Pour en savoir plus sur ce sujet vous pouvez cliquer ici.
Quelques machines mobiles, de la plus curieuse à la plus réjouissante, se retrouvaient tout au long du parcours. Toutes ces confrontations amenaient le spectateur à prendre conscience de la variété de créations d’objets, porteurs de faux semblants d’humanité.
Les machines de Stan Wannet étaient elles aussi de la partie. Vous pouvez voir celle-ci en mouvement en cliquant ici. Vous en découvrirez une autre beaucoup plus « surprenante » un peu plus loin dans l’article.
Aux origines du projet de Jack Vanarsky, il y avait la réalisation d’une tête de Roland Topor. Malheureusement, celui-ci décède lors de son élaboration. L’artiste a donc changé son point de vue, en décidant de créer ce visage mobile (Toporgraphie) laissant par la même occasion visible une structure brute à base de lamelles. Il en résulte une sculpture en mouvement totalement hypnotique qui vous donnait l’impression de voir des variations d’humeurs. L’humanité qui en découlait était pour le coup basée sur des glissements de formes qu’aucun être humain n’est capable de produire.
Cet automate de Matsya est un avatar du dieu Vishnou. Il doit son aspect à sa représentation dans la culture hindoue. Apprendre que ce genre d’automate est créé régulièrement aujourd’hui surprendra plus d’une personne. Employés lors de cérémonies, ils sont utilisés pour accompagner les croyants dans leur pratique et leur état de dévotion. Si l’on devait retranscrire ce type de pratique dans d’autres religions, il est fort à parier que de nombreux croyants entretiendraient une relation plus forte avec ces automates. Tout comme ils pourraient s’en détourner prenant la représentation pour un accessoire plus proche de la fête foraine qu’autre chose.
Une variation plus « folkorique » vous proposait de choisir votre dieu en tournant des plateaux qui disposaient plusieurs figures de divinités.
Wang Zi Won est un habitué des créations évoquant la figure de bouddha. Le site de l’auteur (cliquez ici) regorge d’autres œuvres du même type. Le mécanisme de celle présentée ci-dessous avait la particularité de faire bouger tous les bras ensemble. Ce qui donnait une impression de chorégraphie religieuse quand on se plaçait en face.
Cette vision du robot déguisé en humain peut effectivement prêter à sourire et à créer une interaction divertissante. Il faut savoir qu’au moment où vous lisez ces lignes, Auchan va déployer sur Lille des robots assistants afin de pouvoir porter vos courses en vous suivant dans le magasin. Nous ne sommes plus depuis longtemps dans une vision fantasmée du futur, nous y sommes. Un peu plus loin dans l’exposition, il était possible de s’asseoir et d’écouter le professeur Hiroshi Ishiguro parler de ses créations. Il est certainement le plus avancé sur le sujet. Un de ses androïdes était d’ailleurs visible au palais de Tokyo il y a peu de temps. Je vous en parlais déjà à ce moment-là. Un petit clic ici pour voir l’article en question.
Si pour ce roboticien l’objectif est de rendre son robot le plus humain possible, il faudra bientôt se pencher sur la question de notre capacité à l’acceptation de cet « autre ». Dans un monde enclin à la différenciation des êtres, le chemin d’acceptation des androïdes risque subitement d’élever le débat. Dans la société japonaise, les robots sont déjà nombreux à officier dans la vie active. En Europe, ils s’activent chez des industriels sans que nous en ayons conscience. Nous verrons comment les occidentaux assimileront l’idée de passer par un androïde pour un ensemble de services dans les années à venir.
Un excellent manga Gost in the Shell (qui se voit adapter en film et sortira en 2017) annonce déjà quelques pistes sur les pratiques qui pourraient être envisagées avec les androïdes féminins. En attendant des fonctionnalités évoluées, les Dolls, poupées de latex sans intelligence embarquée continuent leur progression dans les ventes, malgré des prix prohibitifs. Au cours de l’exposition, l’une d’elles était en vitrine à coté d’un écran vidéo qui diffusait la cérémonie de mariage entre une poupée et son propriétaire humain… Des visiteurs en riaient. J’y voyais surtout le début d’un nouveau monde sur lequel beaucoup trop de personnes ferment les yeux.
Si ce type d’objet ne nécessite aucun commentaire quant à son usage, on notera surtout qu’il s’agit aussi d’un vestige du musée de l’érotisme de Paris qui a fermé ses portes ce mois-ci.
En voyant cet ensemble d’objet phalliques, on pourrait sur le coup s’interroger sur la raison de leur présence. Ils sont là pour nous aider à comprendre que, sous cette forme, des objets obtiennent des vertus qui vont au-delà de ce que l’on pourrait croire. Ils sont avant tout des amulettes. Certains pouvaient surement guérir des problèmes de fécondité, d’autres assurer une fertilité ou une vigueur perdue. Le pouvoir d’une amulette se retrouve aussi dans ses inscriptions. Ce qui explique que la plupart d’entre elles sont à la fois sculptées et ornées d’inscriptions dans leur langue d’origine. Comme vous pouvez le voir, cette vitrine était remplie d’amulettes de différents pays du monde. Les pouvoirs d’une croyance n’ont pas de frontières.
Allez-vous reconnaitre l’animal ci-dessous ? On ne le dirait pas comme ça, mais il s’agit pourtant d’un chien. Et pas n’importe lequel puisqu’on parle d’un chien chasseur de sorciers. Ce dernier est recouvert de clous, non pas pour le décorer mais pour sceller des contrats. En effet, afin de valider des engagements, il fallait planter un clou ou encore une pointe de métal sur ce morceau de bois. L’encart nous informe que certains galeristes et marchands s’étaient mis en tête de le mettre à nu afin de révéler la forme qui se cachait dessous. L’histoire relate que ceux qui l’ont fait ont effectué par la suite le raisonnement inverse, en replantant les clous par goût pour l’exotisme et l’extraordinaire ! Cette version officielle en cache peut-être une autre : je me demande s’ils n’ont pas plutôt entendu des aboiements durant la nuit alors qu’ils n’avaient pas de chien… 😉
Cet objet soigneusement décoré est en fait un Ibeji. Il y a beaucoup à dire sur le sujet. L’encart de l’expo nous informe succinctement sur les origines et la fonction de cet objet. Il faut absolument préciser que les Yorubas accordent beaucoup d’importance aux jumeaux, parce qu’ils pensent que leurs âmes sont liées pour n’en former qu’une. Si l’un d’entre eux vient à mourir, il est nécessaire de créer cet objet pour rééquilibrer l’âme du vivant. Cette tache est effectuée par le « Babalawo » (le devin, sur l’encart du musée). Elle est importante pour que l’enfant défunt ne vienne porter préjudice ni à la mère ni à celui qui est vivant.
La croyance autour des jumeaux et de cet objet est si forte, que lorsque la mère s’occupe de son enfant elle doit aussi prendre soin simultanément de la statuette qui a été sculptée. Cette dernière n’est pas juste sculptée et honorée, elle doit être entretenue régulièrement. Il y a des rites à respecter avec elle, ainsi que des potions à préparer parfois avec des petits morceaux de celle-ci. En ce qui concerne l’utilisation des coquillages, ils indiquent aussi le niveau de richesse de la famille qui la commande. Il y a de nombreux autres détails importants et des aspects intéressants dans les croyances Yorubas. Le sujet, à lui seul, mériterait un article. N’étant pas un expert, je ne peux que vous conseiller de faire vos propres recherches si vous ne connaissiez pas ces petites sculptures.
Le salon se clôturait par une pièce qui accueillait trois sculptures assez particulières. Les trois avaient au moins en commun d’être mobiles, bien que l’une d’entre elles pour des raisons de fragilité ne pouvait être actionnée. Celle présentée ci-dessous était baptisée « Sweet Harmonizer II ». Il y avait dans son esthétique une référence assumée au monde du manga et de la science fiction. L’artiste Kenji Yanobe a souhaité créer une œuvre dont l’assemblage pouvait sembler hasardeux aux néophytes. Il l’était beaucoup moins pour ceux qui y reconnaissaient des éléments visibles dans les références précédemment évoquées. Toute sa démarche artistique est marquée par l’utilisation de scaphandres et d’équipements de protection contre la radioactivité. Cette pièce était censée se mouvoir après y avoir inséré une pièce. Cette spécificité a pour objectif de collecter des fonds à destination d’une association de lutte contre le SIDA. Et de créer une relation différente vis-à-vis d’une machine, qui évoque la violence d’un monde confronté aux catastrophes nucléaires.
Cette œuvre « Civilised Aspirations in Art, Monkeys and small time entrepreneur » de Stan Wannet, a été exécutée en référence à un tableau de Jérôme Bosch l’escamoteur. Elle était, à elle seule, une véritable curiosité. Entre son mécanisme digne d’un animatronique de Disney et son aspect général totalement inhabituel à base d’animaux empaillés, il y avait de quoi rester décontenancé face à elle. Le plus surprenant, c’est que le public et même les plus jeunes n’étaient pas plus choqués que ça en les observant. Il faut dire que le jeu de la créature de gauche qui vise à duper celle de droite poussait plus à sourire et nous faisait oublier l’aspect de toute cette entreprise. Vous pouvez la voir en mouvement en cliquant ici. Habitué à manipuler des animaux et des mécanismes pour modéliser ses messages, l’artiste a plus d’un animal dans son œuvre. En parcourant son site, vous aurez tout autant de réalisations de la sorte et si vous êtes de nature curieuse, vous pouvez le vérifier en cliquant ici.
Il y avait d’autres pièces surprenantes comme dans cette scénographie. Elle mettait en scène une pieuvre géante qui se gonflait et dansait en appuyant sur un bouton. On pouvait y voir une figure récurrente dans le monde japonais y compris dans le manga où ce genre apparait fréquemment.
Il y avait de nombreuses autres pièces dans cette exposition. J’ai pris soin de vous épargner les têtes séchées et autres réjouissances du même genre. « Persona » fera partie de mes coups de cœur de l’année, en matière d’expositions et de surprises de taille. Voir ce type d’événement dans un lieu comme le quai Branly est aussi le signe que nous sommes dans une institution qui cherche à dépoussiérer notre rapport aux arts. Peu importe leurs époques finalement.
Concernant « Persona », on s’accordera tous à dire que l’on ne vient pas dans ce genre d’expo en trainant des pieds. Bien au contraire, on lit tout ce qu’il y a de disponible, pour comprendre cette capacité que l’être humain a développé dans sa recherche de l’autre. Déambuler dans l’exposition était comme un rite initiatique à la compréhension de la matérialisation physique et psychique d’une personne. Quand l’objet prend quelques traits humains, il se personnifie et notre relation avec lui prend subitement une toute autre nature. Il suffit de voir un enfant à qui l’on donne une poupée : deux simples boutons pour faire office de regard et quelques points de couture pour lui offrir un sourire. Plus tard, vous l’observerez discuter avec un morceau de tissus, comme s’il s’entretenait avec son ami imaginaire.
Comme d’habitude, certaines oeuvres vous marquent plus que d’autres. Il y a celles qui vous esquissent un sourire. D’autres qui vous rappellent à quel point certaines pièces peuvent s’avérer être prémonitoires. C’était une exposition à faire, ne serait-ce que pour la variété des objets et la possibilité, une fois de plus, de voir réunis dans un seul endroit des objets qui ne quittent que rarement leurs pays d’origine.