Il y a longtemps déjà, à l’époque où j’officiais chez France Télécom Recherche et développement (aujourd’hui Orange Labs), l’une de mes toutes premières tâches en tant que Designer fut de rédiger des scénarios catastrophes. Il peut sembler surprenant de lire qu’au sein d’un opérateur historique on puisse travailler avec ce type de méthodologie. Pourtant, cette pratique était bien plus logique qu’il n’y paraît. Avant de vous en démontrer la pertinence, commençons par observer ensemble l’intérêt de cette démarche, en analysant un système qui met bien en lumière les dérives de cette pratique.
Tout commence par une défaillance anticipée
Nous avons tous été confrontés, et parfois à maintes reprises, à la panne d’un produit de grande consommation. Avec leur multiplication et surtout leur défectuosité croissante, de nombreuses personnes se sont alors interrogées sur la possibilité d’une limitation de la durée de vie de nos objets. Après de nombreuses enquêtes et révélations sur le sujet, nous avons appris il y a quelques années que les constructeurs avaient délibérément inventé une stratégie de la panne. Malgré la controverse, à en croire différents discours, elle permettrait même le bon fonctionnement de l’économie. Afin de justifier son efficacité, nombreux sont ceux qui soutiennent que, sans elle, l’industrie ne pourrait survivre. Et que, bien entendu, si ce système venait à disparaitre complètement, cela entrainerait un cataclysme économique sans fin avec d’inimaginables retombées.
Des pannes pensées et adaptées à chacun des produits
Depuis la reconnaissance de cette manœuvre, il ne s’écoule pas un trimestre sans que l’on ne vous parle de cette sacro sainte obsolescence programmée. Le dernier exemple en date concerne la publication d’une information interprétée de différentes manières par les internautes. On y apprend qu’Apple reconnaitrait une durée d’utilisation équivalente à trois ans pour son dernier Iphone. Ce renseignement a rapidement circulé et s’est transformé en une information virale établissant la durée de vie du produit à 3 ans. Une telle affirmation ne manque pas de faire tousser autant les aficionados de la marque que ceux qui crient au scandale. D’autant que la société Apple n’est pas étrangère aux pratiques nécessitant de faire évoluer son matériel à contre cœur. Si aujourd’hui nous sommes tous capables de faire la distinction entre un produit obsolète et un produit conçu pour ne pas durer, les plus grands revendeurs ont pour leur part réfléchi à la possibilité de jongler sur les deux fronts, pour en tirer une forme de bénéfice. En se retrouvant confrontés à une situation mettant en équation le taux de renouvellement et l’espérance de vie des produits, les revendeurs ont réalisé que l’obsolescence n’autorisait pas de gagner de l’argent via une marge progressive. C’est ainsi qu’une nouvelle source de revenus a fait son apparition ces dernières années. C’est donc par l’intermédiaire de la création de ce nouveau service qu’une nouvelle « boîte de Pandore » fut ouverte.
Des services bénéfiques à ceux qui le proposent…
Cette nouvelle malédiction pour le consommateur mais véritable aubaine pour les revendeurs s’insinue tranquillement, comme si de rien n’était, dans votre panier internet. Les boutiques en ligne étant « serviables », vous observerez que toutes les options sont en général déjà cochées pour vous. Et notamment une, plus importante que d’autres, à savoir l’extension de garantie. N’allez surtout pas croire que cette pratique se limite aux magasins en ligne. Essayez d’acheter un ordinateur, un téléphone ou bien une télévision en boutique et vous verrez alors se déployer devant vous un argumentaire déconcertant.
Les vendeurs useront de tous leurs talents et s’évertueront à vous convaincre de prendre un micro crédit en surplus de votre achat, pour vous pousser à assurer votre bien à peine acquis. Cette « faveur » se présente sous la forme d’une assurance, ou d’un « service plus » supposé vous garantir d’éviter tous problèmes en cas de panne, voire de vol. A condition qu’ils soient bien répertoriés dans une liste savamment définie au préalable. L’offre est alléchante et pas forcément traumatisante (avec un bon argumentaire) jusqu’au moment où l’on se pose cette simple question. Pour quoi faire ? Pourquoi prendre un service limité dans le temps si mon produit est soi disant bien conçu ? Pourquoi en aurais-je besoin ? Tout simplement car chez les constructeurs, de brillants esprits créatifs ont naturellement orienté leurs choix vers des composants qui tomberont en panne après une période d’utilisation déterminée. Observons un ensemble de cas de figure :
_Nombre de déclenchements limité pour les appareils photos
_Nombre de cycles limité pour des machines à laver
_Compresseur de moyenne qualité dans des réfrigérateurs
_Batterie de moyenne qualité pour des appareils nomades
_Composants électroniques soudés comme les batteries, processeurs et mémoire vive dans les ordinateurs portables
_Clé usb à la technologie peu fiable (lire l’article des numériques sur le sujet)
_Imprimante limitée dans son nombre d’impressions
_Cartouche d’encre avec un composant électronique empêchant son remplissage
La liste pourrait être encore plus longue mais à quoi bon ? Depuis l’invention de l’ampoule électrique et surtout sa limitation définie à 1000 heures, les constructeurs ont compris que la consommation de masse pouvait leur assurer des revenus confortables et réguliers alors pourquoi chercher à les diminuer ? De par ma seule expérience, j’ai réparé nombre d’ordinateurs, perdu un nombre incalculable de données à cause de la panne de différents disques durs, et plus récemment sauvé de la casse de nombreux appareils numériques. Fort du constat que tout comme moi de nombreux utilisateurs voulaient contrer cette volonté de maitriser la durée de vie des appareils, différentes initiatives à travers le monde ont émergé, année après année, pour lutter sous différentes formes face à cette stratégie de la panne.
L’émergence des « réparateurs » et la reprise du pouvoir des consommateurs
L’une des réactions les plus marquantes est sans aucun doute le lancement d’initiatives visant à réparer tous les produits défectueux. Le site « ifixit », par exemple, vous permet d’identifier une panne et de réparer vos produits en suivant un guide de démontage didactique. Outre le génie des instigateurs de ce site qui leur a permis de comprendre l’attente de nombreux utilisateurs, on peut lire dans cette démarche une volonté de pousser le consommateur à reprendre le contrôle et de développer ses connaissances techniques sur ces objets. Avec ce genre de plateforme, nous assistons à une réelle mobilisation de la part des clients qui ne souhaitent plus finir leur journée dans une file d’attente de SAV. En mutualisant des informations pour que les initiatives passent de la compréhension à la réparation du produit, il faut plus que des textes et des images. Il faut prendre conscience de la volonté globale de nombreux usagers qui souhaitent aller au-delà de la compréhension de surface de leurs produits. Pour avoir, il y a peu, changé une batterie d’IPod, et un connecteur de batterie d’Iphone grâce à ce site, je peux vous affirmer que ce mouvement ne cessera de prendre de l’ampleur. Et surtout qu’il finira naturellement par déboucher sur d’autres formes d’intervention, comme c’est déjà le cas avec la création de bars où vous pouvez réparer vos objets. Et dans un très proche avenir avec la multiplication de lieux alternatifs, à l’image des Fab Labs où vous pourrez imprimer en 3D des pièces indisponibles ou plus performantes.
Après cette courte et rapide incursion dans le monde des produits à durée de vie contrôlée, dans un monde idéal, mon premier souhait serait que nous parvenions tous à chercher des solutions pour améliorer des produits que l’on utilise quotidiennement. Et notamment ceux qui tombent trop souvent en panne. A l’image de ce créateur qui propose de repenser le téléphone mobile (projet phonebloks) pour qu’il soit en permanence évolutif, comme dans le cas d’un PC. En clipsant tous les éléments les uns avec les autres, non seulement vous obtiendrez un appareil toujours opérationnel, mais en plus il pourrait s’adapter à différentes typologies de clients.
En attendant une réelle application commerciale de ce concept, je vous propose un exercice beaucoup plus simple, que vous pouvez utiliser dans tous les cas de figure et dans tous les domaines professionnels :
L’écriture de scénarios catastrophes
Cette méthodologie consiste à imaginer le pire des scénarios pour un produit afin d’en déceler les failles et pousser son développement. Initialement, cette pratique permet par exemple à un Designer de rendre son projet plus fiable, plus solide voire plus conceptuel. Mais, détourné de sa fonction première, cela peut donner la pose d’un détecteur d’humidité dans des téléphones pour éviter de les prendre sous garantie en cas d’immersion. Souvenez-vous de la liste des cas particuliers dans votre contrat de garantie, qui met à l’écart la possibilité de prise en charge d’un portable tombé dans l’eau. Cela se traduit aussi par des composants soudés pour éviter l’évolution en performance du produit. Pourquoi de telles décisions sont prises ? Afin de vous contraindre à l’échange complet d’un appareil, bien évidemment. Dans l’objectif d’un appareil photo où l’excès de poussières peut être perceptible sur une image, les fabricants continuent de produire en masse des objectifs d’entrée de gamme sans joint d’étanchéité. Laissant cette caractéristique aux versions haut de gamme. Résultat : la poussière, le sable et l’eau de pluie pénètrent entre les fixations des objectifs et des appareils dits standards.
Le scénario catastrophe dans l’industrie Automobile
Vous l’aurez compris, cette méthode créative peut servir les bonnes initiatives comme les plus mauvaises. Concrètement, si vous travaillez sur un projet et que vous avez effectué l’étape de la scénarisation positive de votre produit, avez-vous pensé à la méthode inverse ? Vous êtes un designer travaillant sur un nouveau concept de téléphone. Très bien. Il tombe par terre, que se passe-t-il ? Un utilisateur est victime d’un vol à l’arraché, comment peut-il réagir ? Une chute du téléphone dans l’eau ? Un oubli dans la poche d’un pantalon tournant dans une machine à laver ? Vous pouvez dérouler un ensemble de questions pour mettre à l’épreuve n’importe quel produit et service. Cela vous permettra d’en tirer des réponses qui peuvent vous aider dans le développement des fonctionnalités de votre concept. A l’aide de ce type de réflexion, de nombreux produits sont devenus plus fiables. La biométrie (lecture d’empreinte) se généralise sur des produits possédant des données sensibles. Certaines cartes mémoire supportent les très hautes comme les très basses températures. Enfin, certains disques durs activent automatiquement un mode de protection des données lors d’une chute.
Dans le monde industriel, ce sont les routines de mise à l’épreuve opérées sur les pièces qui permettent de tester leur viabilité. Les crash tests automobiles réalisés dans le cadre de la recherche sont très certainement le premier exemple qui pourrait venir en tête, mais il y en a beaucoup d’autres. Par l’intermédiaire de probabilités, de la plus crédible à la plus surprenante, il est possible de faire évoluer aussi bien des produits que leur emplacement de mise à disposition. Qui aurait pu imaginer trouver un défibrillateur dans un lieu public il y a 20 ans ? Si dans un premier temps nous avons vu ce qu’une imagination au service du profit pouvait générer, il est intéressant de voir son pendant dans le domaine de la santé.
Prenons un exemple simple, imaginez une ville où l’air serait irrespirable. Où la visibilité serait brumeuse, empêchant ainsi de voir devant soi au-delà d’un certain nombre de mètres. Vous habitez dans cette ville et vous devez vous rendre à votre lieu de travail en voiture. Quelle serait la solution la plus efficace pour que votre véhicule puisse vous aider à respirer correctement jusqu’à votre destination ? Avec ce type de scénario, l’idée d’un filtre à air vient immédiatement vous chatouiller l’esprit. Curieusement, aucun constructeur automobile n’a envisagé la possibilité et surtout les conséquences en respirant un air vicié dans son véhicule. Pourtant, ce n’est pas faute de lire des études sur la différence de qualité de l’air entre l’extérieur et l’intérieur d’un habitacle. C’est, contre toute attente, au cours d’une présentation d’un véhicule électrique que l’un des fondateurs de la marque Tesla (marque automobile née en 2003) a présenté une option déroutante pour bon nombre de journalistes et personnes présents ce jour-là. La presse française a, par exemple, parlé « d’option fantaisiste » pour la décrire, alors qu’elle n’a jamais été autant d’actualité puisqu’il s’agit d’un filtre à air.
le filtre à air en comparaison avec un filtre standard
En appuyant sur un logo (Bioweapon Defense Mode) graphiquement explicite, vous mettez en action un filtre qui serait capable de vous épargner en cas d’attaque par arme biologique. La technologie déployée pour filtrer l’air vous mettra à l’abri, aussi bien des particules fines que des menaces de la même sorte. Si vous recoupez cette information avec le fait que Pékin a connu 179 jours d’intense pollution dont 46 jours de forte pollution en 2015, vous comprenez alors que la spécificité de ce véhicule est beaucoup plus ancrée dans la réalité que dans la science fiction. Les chinois ont un mot bien évocateur pour décrire les jours de forte pollution : Airpocalypse. Je pourrais tout autant évoquer les nombreux événements que les autorités du pays tentent de minimiser, comme les explosions d’usines de produits chimiques ou encore l’étonnante couleur violette qu’a pris le ciel un jour de forte pollution comme un autre. Imaginer un filtre à air aussi performant dans un véhicule est autant une preuve d’anticipation, qu’une prise de position innovante pour une marque qui veut diffuser l’image d’une entreprise visionnaire.
Une journée « ordinaire » de forte pollution
Une journée de « pink smog » en Chine…
A vous d’imaginer l’application de cette méthode dans votre secteur d’activité
Nous pouvons aussi prendre un cas de figure qui n’aurait aucun rapport avec le design et les nouvelles technologies. Imaginons que vous voulez lancer un nouveau service d’assistance aux personnes âgées. Confrontez-vous en simulation à toutes les pires situations auxquelles vous pourriez faire face et adaptez votre offre en conséquence. Peut-être que vous mettrez le doigt sur une particularité qu’aucun de vos concurrents n’avait prévu. Cela pourrait se traduire par un équipement médical embarqué dans votre voiture. En imaginant un maximum de scénarios, vous allez vous projeter dans une réalité où votre créativité va forcément déboucher sur une offre originale et plus pertinente. Dans des secteurs extrêmement concurrentiels, nous savons tous qu’une brochure en couleur ne suffit plus à justifier une offre tarifaire et des prestations standardisées.
En imaginant les pires des scénarios, vous pouvez développer de brillantes idées et aller sur des thématiques que personne ne considère sérieusement aujourd’hui. Cette méthodologie est valable dans de trop nombreux domaines pour en faire la liste, et ne pensez pas qu’elle ne sert uniquement que des cahiers des charges industriels. Écrivains, scénaristes, illustrateurs, artistes… il y a de nombreux créateurs qui, face à la feuille blanche, pourraient facilement la noircir d’idées en mettant en scène un monde aux multiples situations catastrophiques. Faut-il encore évoquer le succès de la série aux multiples supports « The Walking Dead » pour en démontrer l’intérêt ? A vous maintenant de prendre conscience du potentiel de cette pratique pour, à votre tour, chercher des idées et essayer d’en dégager des concepts exploitables dans votre domaine professionnel. Et surtout, gardez à l’esprit que toutes les éventualités même les plus grotesques peuvent déboucher sur une idée originale. Après tout, il existe bien un kit de survie à la fin du monde…